L’IRT Saint Exupéry réalise une série de portraits consacrés à ceux qui l’incarnent le mieux : ses chercheurs. Leurs compétences de haut niveau et leurs riches expériences contribuent fortement à sa performance et à son positionnement unique si crucial pour ses membres et ses partenaires.
Peux-tu nous présenter ton parcours ?
J’ai réalisé un doctorat en mathématiques appliquées et plus précisément en analyse numérique, suite à quoi j’ai été embauchée à l’ONERA. Durant 18 années, j’ai travaillé dans le domaine de la simulation numérique, puis le développement logiciel en intégrant l’équipe de développement du logiciel d’aérodynamique elsA (ensemble logiciel pour la simulation en Aérodynamique) 1 qui permet de simuler des écoulements autour de configurations complexes.
Ce logiciel était novateur en termes de conception, car nous nous appuyions sur la méthodologie orientée objet. En 2021 cela peut paraître trivial, mais pour l’époque c’était totalement disruptif. Cette conception orientée objet, associée à l’utilisation du langage Python pour l’interface utilisateur, a permis à elsA de devenir un véritable logiciel pilote par sa modernité, et finalement un vrai succès pour l’ONERA. En plus d’être un outil de recherche, ce logiciel est ensuite devenu un produit que l’ONERA a livré chez de nombreux industriels tels qu’Airbus, Safran, ou EDF. Ce projet logiciel m’a également beaucoup apporté d’un point de vue humain, en particulier via ma casquette de support aux développeurs en contribuant aux travaux de conception et intégration. Finalement, j’ai expérimenté pendant 10 années toutes les facettes du développement logiciel.
C’est un exemple de réalisation sur lequel je m’appuie encore dans mes activités actuelles : les choix stratégiques, l’organisation de l’équipe projet et des travaux de développement et de maintenance logicielle, les liens avec les utilisateurs, etc. Cela m’aide encore aujourd’hui à prendre les décisions nécessaires à l’avancement des projets sur le plan recherche, tout en obtenant la satisfaction du client industriel.
Comment s’est faite la transition avec le monde industriel ?
J’ai été embauchée par Airbus en 2007, après avoir été en lien fort avec l’équipe Méthodes et Outils pour l’aérodynamique du département Flight Physics, dans le cadre de leur utilisation d’elsA. Au-delà de l’aspect industriel, ce qui m’intéressait vraiment c’était l’élargissement du périmètre aérodynamique, avec la mise en place d’une vision multidisciplinaire, alors appelée « Multi-Disciplinary Design Capabilities (MDDC) ». Airbus Flight Physics souhaitait mettre en place une stratégie d’organisation qui permette de ne plus travailler en silo mais de façon holistique, afin que les équipes puissent collaborer sous une forme d’échanges multidisciplinaires et non plus dans une relation fournisseur – client. D’un point de vue technologique, cela demandait une transition vers des processus complètement nouveaux. Ce défi m’a tout de suite attirée : comment concevoir un avion en prenant en compte dès la phase de design préliminaire non seulement l’aérodynamique, mais la structure, la mission, et même les opérations, la fabrication ou le vieillissement ? comment prendre en compte toutes les interactions entre ces domaines afin de concevoir un produit comme le meilleur compromis possible ? Finalement, c’est quelque part le mystère de cette organisation qui m’a intéressée. J’avais vu jusque-là très précisément une seule brique de cette organisation (la conception d’un logiciel en aérodynamique), et la difficulté de prendre en compte tout cet ensemble me semblait insurmontable. J’étais très intriguée de découvrir qu’elle pouvait être la réponse de l’industriel face à cette problématique.
Connaître le milieu de la recherche était une force pour ma mission à Flight Physics, bien que le passage entre ces deux univers fut complexe, du fait de l’immensité de l’organisation d’un grand groupe, et de la difficulté à voir l’impact de ses actions dans une telle organisation.
Je me suis très rapidement rendue compte qu’il y avait besoin de changements en profondeur au niveau technologique, au sens logiciel. Il fallait disposer d’outils nouveaux qui nous permettent de modifier les processus, ceci étant associé à un fort besoin d’automatisation des outils. Nous avions besoin de créer quelque chose de nouveau qui n’existait pas pour bâtir une solution solide.
L’optimisation de conception multidisciplinaire (MDO) apparut naturellement comme la méthodologie permettant de formuler des problèmes de conception mettant en œuvre plusieurs disciplines et de les résoudre, tout en exploitant la synergie des phénomènes d’interaction entre ces disciplines.
Une première phase de projets DGAC avec l’ONERA, alors très avancé en termes d’optimisation multidisciplinaire, et de collaborations avec le DLR et QinetiQ nous a permis de comprendre jusqu’où nous pouvions aller avec les capacités Airbus et les connaissances des partenaires scientifiques. L’eXternal Research Forum a été créé, facilitant ces collaborations et la création d’une roadmap pour la vision MDDC ; enfin Airbus a mis à disposition de ce Forum une configuration avion long-range, destinée à éprouver les méthodes et outils MDO de la communauté recherche sur une configuration industrielle de référence ; cette configuration a largement contribué ces dernières années au développement de techniques MDO avancées en Europe.
Travailler au sein de ces projets collaboratifs m’a permis de mesurer l’écart entre les deux mondes en termes d’utilisation de la MDO. Le fossé était alors considérable, et l’objectif de transférer les outils recherche et de les adapter aux besoins et contraintes industrielles était un véritable challenge.
Comment s’est faite la transition vers l’IRT Saint Exupéry ?
En 2012, l’IRT commençait à apparaître sur la scène de la recherche avec des opportunités de plateformes et de collaboration entre industrie et recherche. J’ai tout de suite pensé que les IRT étaient le bon outil pour contribuer au transfert de la MDO dans l’industrie.
Je me suis donc intéressée au montage de l’IRT Saint Exupéry dès son début, en jouant un peu des coudes pour que l’optimisation multidisciplinaire y ait sa place. A l’époque la MDO était un OVNI, et ce n’était pas une tâche facile. Je ne me suis pas découragée, épaulée par Airbus qui d’une part m’a fait confiance, mais qui a également grandement fait confiance à l’IRT Saint Exupéry.
Je suis donc arrivée à l’IRT Saint Exupéry en décembre 2014, mise à disposition par Airbus en tant que chef de projet à hauteur de 80% de mon temps, conservant grâce aux 20% restants un lien très fort avec Airbus. Le projet MDA-MDO (Multi-Disciplinary Analysis – Multidisciplinary Design Optimisation) a vu le jour en juin 2015 pour finir en 2019. Presque 5 années au cours desquelles nous avons mis en place les bases pour que l’optimisation multidisciplinaire puisse avoir un sens chez les industriels. J’ai eu la chance de pouvoir créer une équipe rassemblant des ingénieurs et des chercheurs extrêmement compétents et motivés, ayant les qualités humaines et techniques nécessaires au bon déroulement du projet. Cette équipe mixte, rassemblant un ingénieur de recherche IRT, des ingénieurs détachés d’Airbus, Altran et Capgemini et des chercheurs ONERA, CERFACS, ISAE, a permis de bâtir les bases méthodologiques et logicielles d’une approche MDO d’intérêt à la fois pour les industriels et la recherche.
Quels sont les résultats marquants de ce projet ?
Nous avons développé un logiciel scientifique, GEMS (Generic Engine for MDO Scenarios)2, qui permet au concepteur de décrire très simplement la formulation mathématique de son problème et qui génère automatiquement le processus MDO nécessaire à la résolution du problème, c’est-à-dire la séquence des processus de calcul et de transmission de données qui fournira le résultat de l’optimisation multidisciplinaire.
Projet MDA-MDO (2015-2019)
Membres Insdustriels : Airbus, Altran, Cap Gemini
Membres Académiques : Cerfacs, ISAE-SUPAERO, ICA
Collaborations : ONERA, Université du Michigan
Récemment, nous avons choisi de rendre GEMS accessible en open source, et GEMS est ainsi devenu GEMSEO (Generic Engine for Multidisciplinary Scenarios, Exploration and Optimisation) 3.
L’élément différenciant que GEMSEO apporte en comparaison à d’autres logiciels MDO est son utilisation tout à fait innovante des formulations MDO (aussi appelées architectures MDO dans la littérature). Cette utilisation permet de reconfigurer aisément un processus en fonction des modifications du problème considéré, ou lors de modifications mineures des interfaces des outils élémentaires constitutifs du processus de simulation, et donc de réduire le temps de mise en place, de développement et de maintenance des processus, points tout à fait critiques dans l’industrie.
Les formulations MDO ont également fait l’objet d’un travail important et la formulation « IRT Bi-level » est un résultat marquant du projet. Cette formulation, implémentée dans GEMSEO, est particulièrement adaptée aux industriels, car elle permet une transition douce des chaînes d’optimisation mono-disciplinaires déjà existantes, vers des processus MDO prenant pleinement en compte les couplages entre disciplines et permettant de converger vers le meilleur compromis.
Enfin, nous avons développé des cas tests représentatifs de la complexité industrielle, en particulier un cas d’optimisation de mât moteur4, qui a permis de convaincre nos membres industriels. Tout au long du projet nous avons livré à nos membres différentes versions de GEMSEO, et en fin de projet nous avons entamé des phases de formations et de support à l’utilisation à travers différentes activités de sous-traitance.
Nous pouvons le dire, Airbus utilise aujourd’hui le logiciel GEMSEO, et c’est une très grande fierté pour nous !
Quelles sont les suites du projet MDA-MDO ? Les prochaines étapes ?
Avec le modèle open source que nous avons adopté pour GEMSEO, notre objectif est de toucher une cible recherche pour aller rapidement au-delà de l’état de l’art, d’avoir un outil toujours plus performant grâce aux idées de la communauté open source, et bien sûr d’apporter une réponse différenciante aux industriels. GEMSEO est également pour nous un point d’entrée pour intégrer des projets européens. Ce critère de l’open source nous a déjà permis d’être sélectionnés pour un projet H2020, MADELEINE, un projet Clean Sky 2, RHEA, et un projet Shift2Rail, RECET4Rail.
Depuis MDA-MDO, je suis chef du projet-suite R-EVOL (evolutionary-revolutionary processes), qui rassemble les membres Airbus, Capgemini, Altran, Expleo, Liebherr, CENAERO, le CERFACS et l’INSA.
R-Evol a pour ambition de faire évoluer les processus au-delà de ce que nous avons déjà réalisé. Un objectif très important est le lien entre l’approche « Model Based System Engineering » et la MDO : il faut en effet maintenant assurer la cohérence des processus MDO vis-à-vis des exigences et objectifs des programmes, ainsi que la continuité numérique des données par rapport aux exigences. Rapprocher le domaine de la MDO de celui du System Engineering est également stratégique pour l’Axe technologique « Outils et Méthodes pour le développement des systèmes complexes » de l’IRT Saint Exupéry. Ces deux centres de compétence travaillant en synergie devraient proposer aux industriels des approches méthodologiques intégrées, d’intérêt direct dans le cadre actuel de forte transformation digitale.
R-Evol s’engage également sur de nouveaux challenges : faire de la MDO moins coûteuse en temps calcul et la rendre plus robuste pour une utilisation avec un très grand nombre de disciplines, ces efforts d’efficacité et de scalabilité étant nécessaires pour une utilisation routinière de la MDO dans l’industrie. Il est également clé de savoir prendre en compte des incertitudes pouvant être liées à la maturité des données, aux hypothèses de modélisation, aux méthodes numériques ou même issues des phases de fabrication. La propagation de ces incertitudes affecte tout le processus MDO, et il faut alors savoir garantir la robustesse et la fiabilité de la solution. Tout ceci sera démontré dans des nouveaux cas test applicatifs, adaptés aux contraintes industrielles.
Enfin, R-Evol doit directement contribuer au projet de transformation digitale DDMS (Digital Design, Manufacturing & Services) à Airbus.
Tes expériences passées t’ont-elles aidée dans tes missions actuelles au sein de l’IRT Saint Exupéry ? Qu’est-ce qui te plait le plus dans cet environnement de travail ?
Ces deux expériences, à l’ONERA et à Airbus, m’ont bien sûr beaucoup apporté, et j’en tire des enseignements différents mais complémentaires. Au jour le jour, dans ma responsabilité de chef de projet, mon expérience au sein du projet elsA me sert beaucoup. C’est ma base de référence.
Par ailleurs, mon expérience à Airbus est clé pour anticiper du mieux possible l’utilisation industrielle de GEMSEO et des méthodologies MDO ; elle m’aide dans la prise de décision et les orientations techniques.
Aujourd’hui, mon rôle de responsable de compétences au sein de l’IRT me permet d’avoir une vision globale sur l’ensemble des projets, et de contribuer à la mise en place de compétences transverses entre centres de compétences de façon à proposer aux industriels des projets intégrés permettant de répondre d’une façon plus globale à leurs problématiques.
J’ai toujours eu besoin d’avoir un pied du côté recherche et un pied du côté industrie, de jouer de la complémentarité de l’un et l’autre et de la richesse que les deux permettent de créer. Ce n’est donc pas une surprise si l’IRT me convient sur ce plan-là. Si je suis toujours très motivée par les étapes de construction d’un projet, je le suis certainement plus encore par les étapes de réalisation car elles nous emmènent bien souvent au-delà de ce que nous avions pu imaginer. L’environnement collaboratif que propose l’IRT nous aide à tracer le chemin pour aller de l’idée au résultat, ce qui est une grande source de satisfaction. L’IRT est suffisamment flexible pour que l’on puisse agir rapidement et peser sur une décision. Cet esprit « start-up » associé à un vrai support de la part du management et une volonté commune de tout l’IRT d’aller chercher le succès, nous permet d’innover au sein de projets d’un excellent niveau.
As-tu une anecdote à nous raconter ? Une réflexion à partager ?
Plutôt une réflexion…
Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai donc eu deux expériences, assez longues chacune, du travail en mode projet. A chaque fois j’ai été impressionnée par l’alchimie qui se crée dans une équipe-projet. Le chef de projet porte le message et la vision, doit créer la dynamique pour embarquer l’équipe ; les experts techniques créent l’innovation, la forte valeur ajoutée ; chaque membre de l’équipe contribue à sa place, dépendant fortement des autres, irremplaçable dans son rôle ; le mouvement des idées est incessant, et on a beau faire toutes les roadmaps possibles, personne ne devine vraiment le chemin exact qui sera pris pour l’obtention des résultats promis. A l’arrivée, c’est l’équipe toute entière qui permet la réussite, ayant parcouru ensemble un chemin pavé de difficultés et de jalons. Cette expérience (de dynamique MDO humaine si j’ose dire !) vécue ensemble est irremplaçable.
Un projet est avant tout une aventure humaine dont on se souvient fortement tout au long de sa carrière.
REFERENCES
[1] Cambier, L., Heib, S., and Plot, S., “The Onera elsA CFD software: input from research and feedback from industry,” Mechanics & Industry, Vol. 14, No. 3, 2013, pp. 159–174.
[2] Gallard, F., Vanaret, C., Guénot, et al., “GEMS: A Python Library for Automation of Multidisciplinary Design Optimization Process Generation,” 2018 AIAA/ASCE/AHS/ASC Structures, Structural Dynamics, and Materials Conference
[3] https://gemseo.readthedocs.io/en/latest/
https://gitlab.com/gemseo/dev/gemseo
[4] Gazaix, A., Gallard, F., Ambert, et al., “Industrial Application of an Advanced Bi-level MDO Formulation to an Aircraft Engine Pylon Optimization”, AIAA Aviation 2019 Forum